Quête spirituelle sans ancrage : pourquoi les stages ne suffisent pas
Vous avez tout essayé : stages, retraites, méditations…
Sur le moment, c’est puissant. Mais quelques jours plus tard, tout s’effondre.
Cet article explore pourquoi les expériences sans ancrage ne transforment pas et comment retrouver un sol vivant sous vos pas.
La France a fait du mental son refuge. Depuis Descartes et son fameux "Je pense donc je suis", nous avons appris à nous définir par notre tête. Simultanément, le christianisme a exalté le ciel et méprisé la chair, associant le corps au péché. Et enfin pour parachever ce mouvement, la modernité scientifique a sacralisé la preuve et la mesure, bannissant tout ce qui ne se démontrait pas. La science moderne a ainsi scellé ce mouvement. En érigeant le mesurable en vérité absolue, elle a fait taire le sensible.
Résultat : nous avons bâti une civilisation brillante dans l’analyse, mais bancale dans la sensation. Nous savons administrer la vie, mais plus la sentir. Nous savons penser, mais nous ne savons plus habiter. Comme l’a montré Michel Foucault, cette rationalité a classé, découpé et exclu tout ce qui échappait au calcul : le Vivant a cessé d’être une Expérience pour devenir un Discours.
Et ce basculement historique n’est pas une abstraction : il se vit jusque dans nos corps aujourd’hui. Dans mon cabinet, je rencontre des patients saturés de concepts mais étrangers à leurs sensations. Ils savent qu’ils sont "anxieux" ou "évitants", comme l’ont décrit Bowlby ou Persiaux, mais ils restent incapables de sentir leur gorge se serrer ou leur ventre se nouer quand l’angoisse surgit. Et Guédeney d'insister : l’attachement n’est pas une étiquette cognitive, mais un vécu incarné. Or, en Europe, nous avons appris à connaître nos blessures avec la tête, pas à les traverser avec le corps.
Dès lors, on comprend aisément les raisons pour lesquelles la quête spirituelle n’a jamais été aussi vive en Europe qu’aujourd’hui. Beaucoup méditent, participent à des stages chamaniques, parlent de chakras ou s’initient au yoga. Cette soif est belle : elle exprime un désir de lien, de sacré, de dépassement de soi.
Et c’est à partir de là que s’ouvre notre soif de sens. Privés de rites enracinés, nous allons chercher ailleurs ce que nous avons perdu ici. Nous nous tournons alors vers l’Orient pour méditer ou encore vers les Amériques pour frapper le tambour. Mais, comme le note P. Descola, notre ontologie naturaliste nous piège : nous abordons ces pratiques comme des objets à consommer et non comme des liens vivants. Là où la méditation est un chemin de transformation, nous en faisons un outil de productivité dans une perspective de réduction du stress.
Une tradition (qu’elle soit bouddhiste, hindoue ou amérindienne) est un univers complet, avec sa cosmologie, sa communauté, ses rites de passage. Les outils (méditation, chakras, tambour, etc.) ne sont que des fragments de ces univers. Or, nous avons importé des outils sans leurs traditions. Nous pratiquons la méditation sans la voie bouddhiste, nous frappons du tambour sans relier aux ancêtres, nous parlons des chakras sans entrer dans la discipline yogique. Eliade en son temps l’avait déjà souligné : nous croyons pratiquer, mais nous restons dans le même piège : ingérer avec la tête ce que nous n’arrivons plus à habiter avec le corps.
Voilà la signature européenne : une civilisation brillante dans son mental, mais démunie dans sa chair. Même quand elle veut s’évader, elle reste prisonnière.
Résultat : notre spiritualité ressemble à un puzzle dont nous aurions dispersé les pièces. Nous consommons des pratiques fortes, mais nous les abordons avec le mental, en quête d’expériences à collectionner. Nous avons la tête pleine de savoirs spirituels, mais le corps et le quotidien restent inchangés. Si la psychologie nous aide à traverser nos blessures, la spiritualité devrait nous permettre de nous transcender. Mais sans ancrage, sans passage, l’une et l’autre se vident alors de leur sens.
Or la psychologie nous le rappelle : ce qui n’est pas traversé se répète. L’abandon, le rejet, la trahison ne disparaissent pas avec un mantra. Le trauma ne se dissout pas sous un tambour. Au contraire, ils se figent, recouverts d’un vernis spirituel que la psychologie transpersonnelle appelle ego spirituel : une spiritualité de façade qui évite la descente dans les entrailles.
De mon point de vue, le véritable enjeu n’est donc pas d’importer l’Inde, le Tibet, le Japon ou encore l’Amazonie, mais de réapprendre à descendre. Descendre dans notre ventre. Descendre dans notre mémoire familiale. Descendre dans nos blessures. C’est seulement de là que peut naître une spiritualité vivante, enracinée, capable d’ouvrir le cœur et de relier au divin. Tant que nous resterons prisonniers du mental, notre quête spirituelle ne sera qu’un décor de carton-pâte, pas un chemin de métamorphose.
C'est ce paradoxe que je veux interroger ici mon nouvel article : pourquoi nos inspirations / importations spirituelles échouent-elles à transformer véritablement nos vies ? Et que manque-t-il pour que ces expériences ne soient pas seulement des parenthèses, mais de véritables initiations ?
Nota : nous empruntons des pratiques orientales, chamaniques, méditatives, mais sans toujours savoir comment les incarner. Mon propos n’est pas de critiquer ces traditions en elles-mêmes. Elles sont cohérentes dans leur culture d’origine. Mais importées telles quelles, elles se transforment en objets de consommation spirituelle. Ce que je propose, c’est d’interroger : que manque-t-il à la France pour retrouver une spiritualité incarnée ? Peut-on réactiver nos propres racines symboliques (celtiques, populaires, judéo-chrétiennes transformées) pour créer une voie qui nous corresponde ?

I. Un vide symbolique : pourquoi la France s’est coupée de ses racines spirituelles
Nous, Européens, sommes aujourd’hui des chercheurs de sacré. Nous méditons, nous parlons de chakras, nous jouons du tambour. Nous allons vers l’Inde, vers l’Amérique, vers l’Orient, comme si ailleurs se trouvait ce que notre sol avait perdu. Cette quête n’est pas ridicule. Elle dit quelque chose de vrai : nous savons que nos vies, malgré la technologie et le confort, manquent d’un souffle plus grand.
Un mental sans racine et un corps à abattre
Charlotte s’asseoit devant moi, dossier sous le bras, lorsqu'elle vient à son premier rendez-vous en psychothérapie. Elle connaît ses schémas d’attachement, son profil MBTI, ses diagnostics posés ici et là. Elle me dit tout de go : "Je sais que je suis anxieuse dans mes relations amoureuse et je sais pourquoi". Mais quand je lui demande : "que se passe-t-il dans votre corps quand votre compagnon ne répond pas à tes messages ?", son visage se vide. Rien. Pas de souffle, pas de mots, hormis un "ça serre". Un savoir saturé, mais pas vraiment de sensation. Voilà, c’est "la France" en une image : brillante dans son mental, analphabète dans sa chair.
Cette dissociation n’est pas un hasard individuel, mais l’héritage d’une longue histoire. Foucault l’a montré : au XVIIᵉ siècle, la raison moderne a classé, découpé, exclu tout ce qui ne se laissait pas mesurer (Les mots et les choses, 1966). Descartes en a gravé le credo : "je pense donc je suis". Dès lors, l’existence ne se prouvait plus par le souffle ou le tremblement, mais par la pensée. Le corps devenait mécanique, la nature un objet à administrer, l’âme une abstraction à sauver.
Le christianisme avait déjà préparé ce terrain. Il a exalté l’amour et le pardon, mais au prix d’une méfiance profonde envers la chair. Ricœur l’appelle "la symbolique du mal" : un imaginaire où le corps devient suspect, lieu du péché et de la chute (La symbolique du mal, 1960). Balmary, en relisant les Écritures, tente d’en rouvrir une lecture plus réconciliatrice (La divine origine, 1993). Mais l’empreinte reste : un cœur tourné vers le ciel, une chair muselée, coupable par principe.
Et la science moderne a achevé cette disjonction. Morin a critiqué cette obsession du mesurable qui a mutilé la complexité du vivant (La Méthode, 1977-2004). Bourg a montré qu’en effaçant le sensible, nous avons perdu notre capacité à habiter le monde (Vers une démocratie écologique, 2010).
Nous avons gagné des outils puissants pour administrer la vie, mais nous avons perdu le savoir archaïque qui consistait à l’éprouver.
Ce qui s’est joué à l’échelle de l’histoire se rejoue dans nos familles. L’enfant valorisé pour ses notes mais pas écouté dans ses pleurs. L’adolescent applaudi pour ses diplômes mais honteux de ses désirs. L’adulte performant au travail mais coupé de sa sexualité. Tout un système où le mental est roi et le corps réduit au silence.
Dans mes consultations de thérapie de couple, cela prend une forme criante. On argumente, on discute, on s’explique sans fin… mais on ne sent plus. Un homme dit : "je comprends pourquoi elle me dit qu'elle se sent abandonnée", mais il reste de marbre quand elle pleure. Une femme dit : "j’ai lu et bien compris ce qui se joue sur les blessures de rejet", mais son ventre reste noué, intouchable. Comme le souligne Persiaux, nous confondons savoir et guérison : nous connaissons nos blessures avec la tête, mais nous ne les avons pas traversées (Guérir des blessures d’attachement, 2017). Guédeney rappelle que l’attachement n’est pas une théorie, mais un vécu incarné dans la relation (L’attachement, 2010).

Notre modernité est ainsi née d’une rupture. Comme l’a montré Marcel Gauchet dans Le désenchantement du monde (1985), le christianisme a été la première "religion de la sortie de la religion". Non qu’il ait supprimé le sacré : il l’a déplacé. Dans les cosmologies païennes ou animistes, le divin était partout : dans la nature, les saisons, les pierres, les morts. Le christianisme, lui, a rompu cette continuité. Dieu est devenu transcendant, séparé du monde.
Ce déplacement a libéré l’espace pour la science, la politique, le droit. C’est ce qui a d'ailleurs rendu possible la modernité française. Mais au prix d’un vide abyssal : le monde est devenu muet. La nature n’a plus parlé qu’aux savants, non aux initiés. Le sacré a été exilé dans les églises, puis, en à peine 4 générations, a été marginalisé par la sécularisation. Et nous sommes restés avec un mental puissant, mais sans racines symboliques.
C’est ce qui explique notre rapport actuel au spirituel. Nous abordons les pratiques venues d’ailleurs comme des concepts à comprendre, des outils à utiliser, plutôt que comme des chemins à habiter. David Le Breton (Expériences du corps, 2013) le dit bien : en Occident, le corps est un objet à analyser, pas un lieu d’expérience. Nous cherchons à "comprendre" la méditation plutôt qu’à l’endurer. Nous parlons de chakras comme d’organigrammes énergétiques, mais sans laisser nos larmes, nos peurs ou nos désirs nous traverser.

La laïcité ou la disparition du sacré
La France a développé une forme de rapport au sacré très particulière avec la notion de laïcité. Il me semble essentiel de rappeler l'enjeu de la loi de 1905 : séparer l’Église et l’État pour protéger la liberté de conscience et éviter les abus religieux. Mais dans ses formes militantes, comme l’a montré Jean Baubérot (La laïcité falsifiée, 2012), la laïcité ne se contente pas de garantir la neutralité religieuse : elle devient un instrument de suspicion. Elle tolère le spirituel à condition qu’il reste discret, neutre, inoffensif. C’est là que l’on comprend ce que signifie "s’ériger en contrôle" : par exemple, un cercle de méditation est accepté tant qu’il s’affiche comme "relaxation", mais il devient suspect s’il parle d’éveil. Un chant polyphonique est valorisé comme folklore, mais il devient inquiétant s’il est vécu comme rituel. Une pratique de yoga est bien accueillie dans un club sportif, mais elle inquiète dès qu’elle prend la forme d’un chemin initiatique.
En 2025, la laïcité, dans son excès, fonctionne comme une douane invisible : elle autorise les gestes, mais interdit les passages.
La France s’est ainsi construite sur un double verrou qui continue aujourd’hui de nourrir notre fascination pour les spiritualités venues d’ailleurs. Un peu comme si nous devions importer, depuis les peuples premiers, ce que nous avons nous-mêmes désappris.
- Le premier verrou, c’est la laïcité, qui a instauré une méfiance viscérale envers toute manifestation du sacré dans l’espace public.
- Le second, plus souterrain, est ce que Marcel Gauchet a nommé dans Le désenchantement du monde (1985) : le christianisme européen comme "religion de la sortie de la religion" (Cf. le début de la partie 1 de cet article). En séparant Dieu du monde, le christianisme a libéré l’homme… mais il a aussi évacué le sacré de notre trame quotidienne.
Cette double spécificité historique explique pourquoi, encore aujourd’hui en 2025, le sacré nous paraît étranger, suspect, voire menaçant. Là où d’autres cultures continuent de vivre dans une continuité entre visible et invisible, en France nous avons coupé le fil.
En France, nous avons bâti une culture qui, pour se protéger des dogmes, a sacrifié les passages, ces espaces liminaires où l’on traverse, où l’on se transforme, où l’on renaît.

Pour nous résumer
C’est une spécificité bien française : nous analysons, nous comprenons, mais nous peinons à incarner parce que nous n’avons plus de cosmogonie vivante.
Nos rites celtiques, nos fêtes saisonnières, nos chants populaires, nos symboles chrétiens transformés ont été effacés ou réduits à du folklore. Or une culture qui perd ses passages se condamne à importer ceux des autres. Mais pour l'heure, ces emprunts sans racines restent hors-sol.
En d'autres termes, ce vide symbolique nous a rendus brillants mentalement, mais déconnectés du corps et du lien. Nous avons appris à analyser nos émotions, à comprendre nos traumas, mais pas à les traverser.
Nous avons aussi appris à intellectualiser les outils issus des traditions étrangères :
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les chakras deviennent des schémas à mémoriser ;
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les tambours, des gadgets sonores ;
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la méditation, une méthode de gestion du stress.
Ce qui était une voie initiatique dans leur contexte et dans leur culture, devient un outil de développement personnel hors-sol.
Parce que nous n’avons plus de cosmogonie qui nous tienne culturellement, nous tentons de combler ce manque avec des morceaux épars.
Mais des outils sans tradition deviennent des coquilles vides.

II. L’illusion des importations spirituelles : intensité sans transformation
Nous, Européens, avons soif de sacré. Cette soif est belle, même maladroite : elle dit quelque chose de notre condition moderne, orpheline de rites capables d’accompagner l’âme dans ses transformations.
Arnold van Gennep, dans Les rites de passage (1909), montrait déjà que toute société humaine s’organise autour de seuils, de moments où l’individu est arraché à un état ancien pour renaître à un autre. Or, en Occident, et surtout en France, beaucoup de ces seuils ont été avalés par la religion institutionnelle puis entièrement vidés de leur puissance par la modernité. Mariages, enterrements, pubertés : les rites qui restaient sont devenus sociaux, pas initiatiques. Nous avons gardé des formes, mais perdu des passages.
Alors nous avons regardé ailleurs. Vers l’Inde et ses méditations, vers l’Amérique et ses tambours, vers l’Orient et ses chakras. Pas par snobisme, mais parce que nous sentions confusément qu’il nous manquait quelque chose. Mircea Eliade, dans Le sacré et le profane (1965), rappelait il y a plus de 60 ans que l’homme moderne cherche des "fragments de sacré" afin de réenchanter son existence désacralisée.
Et c’est précisément ce que nous avons fait : importer, bricoler, emprunter. Mais notre difficulté, c’est que nous entrons dans ces pratiques avec ce que nous connaissons le mieux : le mental. Là où ces traditions appellent à descendre dans le corps et à traverser les émotions via un chemin initiatique, nous cherchons à comprendre, analyser, expliquer. David Le Breton (Expériences du corps, 2013) l’a souligné : l’Occident a privilégié le savoir sur l’expérience, le discours sur le vécu.

La confusion entre outils et cosmogonies
Prenons la méditation. Dans les traditions bouddhistes, elle est un outil / un exercice radical : affronter l’impermanence, observer l’ego jusqu’à sa dissolution, ouvrir la compassion. En france, elle devient une technique de relaxation, de plus en plus intégrée dans les entreprises ou sur des applications. Elle n’est pas inutile, loin de là : beaucoup découvrent grâce à elle une première ouverture à soi. Mais trop souvent, son usage est détourné. J’ai pu l’observer lorsque j’étais consultante en Ressources Humaines spécialisées dans les risques psychosociaux (RPS). Ces derniers ont progressivement disparus du discours pour céder la place à de nouveaux éléments de langage : les programmes de QVT, puis de QVCT. Ce glissement n'est pas neutre : les programmes QVCT ont progressivement introduit la méditation et le yoga sur chaise, non pour transformer le rapport au travail, mais pour apaiser sans jamais toucher aux causes profondes (surcharge, management destructeur, harcèlement, etc). On invite à respirer pour mieux supporter l’aliénation, sans jamais interroger la source de la souffrance. Foucault l’avait montré : le pouvoir traverse les corps. La spiritualité peut devenir un outil de contrôle si elle est déconnectée du passage. Jean Maisonneuve (Rituels et conduites rituelles, 1991) dirait que c’est le destin des rites sans passage dans une société comme la nôtre : ils deviennent des simulacres, forts utiles socialement mais inefficaces sur le plan existentiel...
Il en va de même pour les chakras. Dans la tradition indienne, ils sont outils qui ouvrent des portes : le bassin où surgit la peur, le cœur où les sanglots se brisent, le sommet où s’ouvre l’infini. Ici, ils deviennent des schémas colorés, des cartes que l’on commente sans les traverser. On dit "mon chakra du cœur est fermé", mais on ne laisse pas son thorax se fendre de larmes. On affirme "mon chakra racine est bloqué", mais on ne descend jamais dans le vertige viscéral de la peur. Nous savons les mots, mais pas encore le passage.
Le chamanisme illustre la même fracture. Le tambour, dans les traditions amérindiennes, résonne comme un cœur : celui des ancêtres, celui de la terre. Il ouvre un espace où les morts parlent et où les vivants se relient. Ici, il devient souvent une expérience sonore, forte mais isolée. Philippe Descola (Par-delà nature et culture, 2005) a montré que notre ontologie naturaliste réduit le monde à des objets : là où d’autres voient des voix, nous entendons des bruits. Eliade, dans Le chamanisme (1951), rappelait que le rituel n’est pas un spectacle, mais une technique de passage. Nous, faute de racines, le consommons comme une performance sensorielle.
On pourrait me dire : mais nous avons aussi nos propres traditions ! C’est vrai. La Corse avec ses chants polyphoniques, le Pays basque avec ses danses, la Bretagne et l’héritage celte avec ses fêtes saisonnières comme Samhain, qui marquait la mort et la renaissance. Mais là encore, beaucoup ont été folklorisées : figées dans le patrimoine, transformées en spectacles touristiques, muséifiées. Elles divertissent, elles rassemblent, mais elles ne transforment plus.
Les traditions ne jouent plus ce rôle initiatique que Van Gennep identifiait comme essentiel :
marquer un seuil, réorganiser la place de l’individu dans la communauté.

Quand les pratiques deviennent des objets de consommation
Quand nous allons chercher nos nourritures spirituelles ailleurs, nous ne faisons pas la différence entre traditions et outils. Une tradition, comme le bouddhisme ou le chamanisme, est un univers complet : une cosmologie, une communauté, des rites de passage. Mais nous, français modernes, nous en extrayons des morceaux : la méditation sans le bouddhisme, le tambour sans les ancêtres, les chakras sans la discipline yogique. Nous consommons les outils, mais nous ne portons pas les traditions. Et c’est là que le problème commence : nous vivons des fragments, mais pas des passages.
Le problème n’est pas d’emprunter : c’est d’oublier que, dans leur culture d’origine, ces pratiques s’inscrivaient dans un ensemble cohérent. Comme le rappelle Mircea Eliade dans Le sacré et le profane (1965), un rite n’a de sens que parce qu’il relie à un cosmos symbolique. Arraché de ce cosmos, il devient un geste vide. Lorsque la méditation se réduit à un exercice de relaxation, le tambour devient une expérience sonore et les chakras sont une carte conceptuelle, on est en droit de questionner ce qui se joue ...
Alors que nous croyons ainsi nous ouvrir à l’universel, mais nous pratiquons souvent un bricolage mental. Nous connaissons les mots ("ancrage", "ouverture du cœur", "reliance", etc.), mais nous ne les incarnons pas. Nous cherchons l’extase, mais nous évitons les passages. Et c’est là que réside notre impasse : sans tradition et sans intégration, l’expérience reste suspendue.
J'y viens dans la partie suivante

III. Ego spirituel et impasse de l’élévation hors-sol
Une expérience spirituelle peut bouleverser, ouvrir, déstabiliser. Mais si elle n’est pas intégrée, elle risque de se figer en illusion. Le mental, qui déteste le vide, s’en empare et la transforme en identité : "Je suis éveillé", "Je suis chamane", "J’ai ouvert mon chakra du cœur", etc.
Alors non, tout ceci n’est pas une fraude consciente ; en fait, c’est une ruse subtile de l’esprit. Le psychologue John Welwood a même bien étudié ce phénomène et a nommé ce mécanisme le spiritual bypassing dès les années 1980 : utiliser la spiritualité pour éviter d’affronter ses blessures psychologiques.
Quand la quête devient une identité défensive
Beaucoup de patients que je rencontre au cabinet en témoignent. Après une retraite ou un stage (y compris dans les stages de respiration holotropique que j'anime), ils reviennent exaltés, parlant de "révélation", de "message", mais l’exaltation se dissout vite : quelques jours plus tard, le quotidien reprend, les blessures réapparaissent. La psychologue Marie-Estelle Dupont a décrit ce phénomène comme un "vide spirituel" : multiplier les expériences sans que rien ne change vraiment dans le rapport à soi ou aux autres. L’expérience sert alors de couverture lumineuse, mais la faille reste intacte.
Parallèlement, le médecin et chercheur Gabor Maté apporte ici un éclairage fondamental : le trauma n’est pas d’abord un événement, mais une rupture intérieure, une dissociation d’avec soi-même. Tant que cette rupture n’est pas reconnue et travaillée, elle se rejoue partout et jusque dans les pratiques spirituelles. Ainsi, un stage de tantra ou une cérémonie chamanique peuvent nourrir l’ego au lieu de libérer l’âme, si l’abandon, la honte ou le rejet n’ont pas été traversés.

Les risques neurophysiologiques de l’extase sans ancrage
Comme le rappelle Stephen Porges avec la théorie polyvagale, le système nerveux ne s’ouvre pas par décret. Une expérience spirituelle intense peut faire basculer dans l’extase, mais si le corps n’est pas soutenu dans la sécurité, il retombe vite dans ses anciens modes : hyperactivation, figement, dissociation. L’ego spirituel surgit alors comme une protection : on affirme "être au-dessus" de ses blessures, alors qu’on les contourne.
Steve Taylor, dans ses recherches sur l’éveil, observe la même dynamique : des états d’ouverture soudains peuvent conduire à des dérives ou à des effondrements psychiques si l’intégration n’a pas lieu. L’ego spirituel est donc moins une imposture qu’un signal : l’expérience n’a pas encore trouvé de racines. Et nous revoilà encore revenu au coeur du sujet de cet article : les outils sans les racines ...
Cas cliniques : quand l’expérience ne descend pas
Un homme d’une quarantaine d’années, médecin, avait participé à de nombreuses cérémonies chamaniques. À chaque fois, il revenait avec des visions puissantes : un loup qui le guidait, une lignée d’ancêtres qui l’appelaient. Mais dans son quotidien, il restait coupé de son père, avec qui il n’avait pas parlé depuis vingt ans. Ses visions lui donnaient l’illusion d’une profondeur, mais sa blessure de filiation restait intacte. Ici, le bypassing était évident : le sacré servait à éviter la confrontation avec la douleur réelle.
À l’inverse, une femme d’une trentaine d’années, enseignante, avait vécu une retraite de silence bouleversante. Le retour fut difficile : anxiété, solitude, vertige. Mais accompagnée dans ce passage, elle a pris le temps d’écrire chaque matin ce qui surgissait, d’en parler avec son compagnon et de poser des actes simples (accepter de ralentir son rythme de travail, reprendre une pratique corporelle régulière). L’expérience a cessé d’être un feu de paille : elle est devenue une initiation. Ce cas montre que tout ne se solde pas par de l’ego spirituel : avec intégration, l’expérience prend racine.
Héritages invisibles
Il ne faut pas négliger la dimension transgénérationnelle. Beaucoup de quêtes spirituelles rejouent des histoires familiales : un arrière arrière grand-père prêtre ou moine, une lignée coupée de ses rites par la modernité, une mère blessée par une religion vécue comme oppressive. La fuite dans le spirituel peut être une manière inconsciente de réparer ou de rejeter ces héritages. Gwenaëlle Persiaux rappelle combien les blessures d’attachement s’inscrivent aussi dans des transmissions familiales. L’ego spirituel peut alors être lu comme une tentative maladroite de retrouver une filiation symbolique perdue.
L’ego spirituel comme étape, pas comme faute
Il est essentiel de ne pas juger. L’ego spirituel n’est pas une imposture consciente, c’est même une étape fréquente dans le processus d'éveil. Comme Welwood le souligne, c’est une stratégie de survie : on se protège de la douleur par la lumière. Mais le danger est de s’y installer, de s’identifier à cette image spirituelle et de bloquer la transformation.

Reconnaître, dépasser et intégrer une expérience spirituelle
L’ego spirituel se trahit dans les détails.
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Dans le discours : on parle abondamment de ses expériences (“j’ai ouvert mon cœur”, “j’ai vu mon animal totem”), mais on évite les conversations sur sa honte, sa colère, ses blessures.
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Dans le corps : l’expérience n’a pas laissé de trace durable. Le corps reste tendu, figé, en apnée. Comme le dirait Porges, le système nerveux n’a pas basculé vers la sécurité ventrale.
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Dans les relations : on cherche des partenaires ou des groupes pour partager l’extase, mais on fuit les intimités ordinaires : dire "je t’aime", supporter un silence, accueillir une dispute.
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Dans le quotidien : aucune décision concrète ne suit l’expérience. Le travail reste toxique, les habitudes destructrices persistent. On vit de stage en stage comme d’un shoot spirituel.
Dépasser l’ego spirituel, ce n’est pas le "tuer", c’est l’apprivoiser. C’est reconnaître qu’il a été une protection, mais qu’il doit céder la place au passage. Voici trois clés :
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Psychologique : travailler les blessures qui alimentent l’ego spirituel. Comme l’a montré Gabor Maté, tant que l’abandon, le rejet ou la honte ne sont pas traversés, ils se déguiseront en langage spirituel. La thérapie devient ici une alliée de la spiritualité.
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Corporelle : redescendre dans le corps. Respirer, trembler, pleurer, chanter. Là où le mental dit "j’ai compris", le corps dit “j’ai senti”. Le bypassing se défait par des pratiques incarnées : respiration holotropique, danse intuitive, rituels corporels.
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Relationnelle : oser le lien vrai. Dire ses peurs à un ami. Accueillir sa vulnérabilité dans le couple. Demander pardon, poser une limite. Comme le rappelle Gwenaëlle Persiaux, c’est dans l’attachement sécure que l’on guérit des blessures d’attachement.
L’ego spirituel n’est pas une trahison du sacré, mais son détournement par le mental. L'ego spirituel naît quand une expérience forte n’est pas intégrée.
Il peut être une étape, parfois nécessaire, mais il ne doit pas devenir une identité. Le défi, aujourd’hui, est de faire dialoguer psychologie et spiritualité : descendre dans les blessures pour pouvoir ensuite s’élever. Sans descente, l’élévation est illusion. Avec descente, elle devient passage.
L’intégration, c’est le passage du spectaculaire à l’ordinaire. C’est ce qui distingue l’expérience de l’initiation. Quelques pratiques simples :
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Écriture quotidienne : noter une phrase, une image, un rêve lié à l’expérience, et le relier à un événement concret de sa journée.
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Ritualiser le quotidien : allumer une bougie le matin, respirer avant une réunion, marcher dix minutes en silence. Ce n’est pas grandiose, mais c’est ce qui ancre.
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Acte symbolique : poser un geste aligné avec l’expérience : téléphoner à un parent, quitter un projet destructeur, commencer une création.
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Communauté d’intégration : partager son vécu avec un groupe, non pour briller, mais pour être confronté, soutenu, ramené au réel.
Exemple clinique
Une patiente, 42 ans, avait vécu une retraite sous médecine au Pérou bouleversante : elle disait avoir "vu la mort en face". À son retour en France, elle voulait repartir pour faire une autre retraite. Ensemble, nous avons travaillé sur l’intégration de son expérience : chaque matin, elle a écrit une page sur son rapport à la mort, elle a partagé une peur intime avec son mari, elle a repris un ancien projet artistique abandonné. Trois mois plus tard, elle n’avait pas "refait une expérience", mais sa vie avait changé : son couple s’était apaisé, elle avait repris sa peinture. Voilà la différence : son expérience au Pérou n’était pas un feu d’artifice, mais était devenue une semence.
Reconnaître l’ego spirituel, c’est voir où la lumière cache l’ombre.
Le dépasser, c’est accepter de descendre : dans le corps, dans les blessures, dans la relation.
L’intégrer, c’est transformer l’exceptionnel en ordinaire.
Là se joue le vrai passage : quand la spiritualité cesse d’être une parenthèse brillante pour devenir une manière d’habiter le monde.

IV. Pour une spiritualité incarnée
Si l’ego spirituel est une étape fréquente, il ne doit pas devenir une impasse. Le défi est donc de retrouver une sagesse incarnée : une spiritualité qui ne fuit pas la blessure, mais l’intègre, alliée une psychologie qui ne réduit pas le sacré, mais l’accompagne.
Réconcilier psychologie, corps et spiritualité
Psychologie et spiritualité, alliées d’un même passage
Pendant longtemps en France (et même encore un peu ...), psychologie et spiritualité ont été vues comme rivales : l’une descend dans les blessures, l’autre s’élève vers le transcendant. Mais séparées, elles se dessèchent. La psychologie, sans ouverture, devient un traitement de symptômes. La spiritualité, sans descente, devient un décor lumineux.
Carl Gustav Jung rappelait que l’humain ne se résume pas à un moi blessé, ni à un soi idéal : il est tension entre les deux. La psychologie transpersonnelle a poursuivi cette intuition : les états élargis de conscience peuvent guérir, mais seulement s’ils sont intégrés par un travail thérapeutique. C’est dans cette articulation que se joue une sagesse incarnée.
Le rôle central de l’accompagnement par un.e psy sépcialisé.e
Une intégration profonde ne se fait pas seul. Elle demande un tiers, un cadre, une vigilance. Après un stage, une respiration holotropique, une cérémonie, l’accompagnement par un.e psychologue spécialisé en psychologie transpersonnelle est essentiel. Non pas un coach improvisé ou un guide autoproclamé, mais un professionnel formé :
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à la lecture des dynamiques psychiques (trauma, attachement, défenses),
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à l’accompagnement des états élargis de conscience (respiration, transe, inner dance),
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à l’articulation entre corps, symbolique et lien.
Le thérapeute devient ainsi gardien du passage : il.elle aide à nommer ce qui a été ouvert, à traverser les blessures réveillées, à transformer l’expérience en choix de vie. Stanislav Grof, à propos de la respiration holotropique, a toujours insisté sur cette phase post événement : sans intégration thérapeutique, l’expérience reste suspendue.

S’appuyer sur le collectif pour soutenir le passage
La dimension communautaire : le passage n’est jamais solitaire
Arnold Van Gennep l’avait déjà montré dans Les Rites de passage : une initiation n’est pas qu’un vécu individuel, c’est un chemin reconnu par la communauté. Aujourd’hui, beaucoup de quêtes spirituelles échouent parce qu’elles sont vécues seules.
Les cercles de parole, les communautés conscientes, les rituels partagés ne sont pas accessoires : ils soutiennent la redescente, ils valident le vécu, ils empêchent l’expérience de s’évaporer. Mircea Eliade rappelait que le sacré se vit toujours dans une dimension collective. Une sagesse incarnée, c’est donc aussi : apprendre à marcher ensemble. C'est dans cet esprit qu'Alexis et moi proposons chacun de nos ateliers et stages.
Le corps comme ancrage du passage
Une sagesse incarnée ne peut pas contourner le corps. Car c’est lui qui porte l’expérience et lui qui garde la mémoire.
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Respirer profondément chaque jour, c’est ancrer la traversée.
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Bouger, danser, chanter, trembler : c’est laisser la vie se réguler à travers soi.
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Observer sa digestion, son sommeil, sa sexualité : ce sont des indicateurs précieux d’intégration.
Comme le rappelle Stephen Porges, c’est le système nerveux autonome qui scelle ou non l’intégration. Une expérience spirituelle est vraie quand elle apaise, quand elle rend plus présent, plus souple, plus relié. Si le corps reste figé, contracté, apathique, c’est que l’expérience n’a pas encore été digérée.

Réactiver nos strates symboliques oubliées
La réconciliation transgénérationnelle
Une spiritualité incarnée ne peut pas ignorer les lignées. Beaucoup de fuites spirituelles rejouent des héritages familiaux : une lignée religieuse brisée, un parent blessé par la religion, un grand-père prêtre ou une grand-mère mystique.
Travailler spirituellement, c’est parfois réconcilier ces lignées, leur redonner voix. Nommer ce qui a été tu, honorer ce qui a été blessé. Gwenaëlle Persiaux, en travaillant sur l’attachement, rappelle combien nos blessures affectives sont aussi transgénérationnelles. L’intégration spirituelle passe par la réintégration de nos ancêtres, quels qu'ils soient et quoi qu'ils aient fait.
Réactiver nos propres racines
Emprunter aux sagesses orientales ou amérindiennes n’est pas illégitime, mais une sagesse incarnée doit aussi réactiver nos propres traditions. Les chants corses ou basques, les danses bretonnes, les rituels celtes comme Samhain ou Beltane ne sont pas de simples folklore : ce sont des matrices de passage.
Il ne s’agit pas de copier le passé, mais de l’actualiser : faire de ces traditions des supports symboliques pour nos passages contemporains.
La sagesse des petits gestes
Enfin, une spiritualité incarnée se mesure moins à l’intensité d’une expérience qu’à la transformation du quotidien.
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Allumer une bougie en se souvenant d’un défunt.
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Respirer trois minutes avant une réunion.
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Regarder son partenaire en silence deux minutes par jour.
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Écrire une phrase chaque matin pour relier l’expérience vécue à la journée qui vient.
Comme le dit Eliade, le sacré est dans le geste répété qui relie au cosmos

Pour que nos racines cessent d’être de simples reliques et redeviennent des matrices vivantes de transformation, il est essentiel de les relier à notre vécu psychique et corporel.
Voici un tableau de correspondances cliniques que j’utilise (et que j'adapte selon les besoins) dans mes accompagnements : il associe les grandes blessures psychiques aux archétypes occidentaux, aux symboles européens qui les soutiennent et aux étapes thérapeutiques pour les traverser.
Ces passages, lorsqu’ils sont vécus dans le corps et soutenus par un cadre communautaire, deviennent de véritables initiations.
Blessure | Archétype | Symbole | Rituel européen associé | Étape psychologique | Étape corporelle | Étape rituelle / transpersonnelle | Étape communautaire |
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Abandon | L’Orphelin / Perséphone | Cercle (inclusion) | Veillée communautaire : chant polyphonique + récit de lignée | Explorer l’histoire d’attachement, identifier les figures de rupture | Enveloppement, auto-bercement, respiration apaisante | Voyage intérieur guidé : retrouver l’enfant seul et le ramener | Cercle de reliance : accueil de l’histoire de chacun |
Trahison | Le Chevalier blessé (Parzival) | Épée (discernement) | Rituel de serment : engagement écrit et prononcé devant le groupe | Travailler le lien confiance / contrôle, repérer les scénarios | Mouvement libre en aveugle guidé (lâcher-prise) | Rituel d’engagement solennel envers soi-même | Cercle de témoins bienveillants |
Rejet | Le Banni / Le Fou du roi | Pont (lien) | Traversée d’un seuil ou pont, yeux bandés, chants d’accueil | Identifier les stratégies d’évitement, restaurer l’estime de soi | Travail vocal, postures d’expansion | Passage symbolique du seuil | Rituel d’accueil : chaque membre nomme une qualité |
Injustice | La Justicière (Athéna) | Balance (équilibre) | Cérémonie de rééquilibrage : pesée symbolique donné/reçu | Déconstruire les croyances sur valeur / mérite | Ancrage au sol, équilibre postural | Pesée symbolique de ce qui a été donné/reçu | Cercle de réparation : chacun offre un don symbolique |
Honte | La Sorcière / Femme sauvage (Baba Yaga) | Miroir (reflet) | Rituel de dévoilement : lecture d’une lettre d’enfance + onction parfumée | Mettre en mots les expériences de disqualification | Travail oculaire, massage doux du visage | Rituel de dévoilement en cercle | Cercle miroir : chacun reflète une beauté perçue |
Culpabilité | Le Moine / L’Ermite | Croix (axe du monde) | Pèlerinage vers un lieu sacré + dépôt d’un fardeau | Travailler le pardon à soi, revisiter les normes intériorisées | Marche lente, respiration réparatrice | Marche silencieuse vers un lieu sacré local | Partage collectif de lettres de pardon |
Peur de l’intimité | L’Amant blessé / Tristan | Chaudron (alchimie) | Beltane revisité : danse lente yeux dans les yeux + offrande | Explorer blessures d’attachement et peur de dépendance | Respiration en binôme, contact consenti | Rituel de Beltane revisité | Cercle de vulnérabilité : partage de besoins affectifs |
Soumission / emprise | L’Enfant captif / Psyché | Feu (volonté) | Rituel de libération : brûler un symbole d’aliénation + proclamation | Identifier les croyances d’indignité, restaurer l’autorité intérieure | Travail vocal de puissance, ancrage debout | Rituel de libération et proclamation | Cercle de soutien : témoins nommant les forces |
Vide existentiel | Le Pèlerin / L’Errant | Arbre-monde (axe ciel-terre) | Samhain revisité : descente dans l’ombre + souhait de renaissance | Questionner les croyances de non-sens, explorer les deuils | Mouvement instinctif, respiration profonde, contact terre | Rituel de Samhain revisité | Cercle de vision : chacun reflète une mission perçue |
Perte de désir | La Muse endormie / Vénus | Tambour (vitalité) | Rituel de réactivation : tambours + création d’un talisman | Explorer le lien entre désir et sécurité, lever les freins | Activation sensorielle (danse, sons, souffle, toucher) | Tambours + création d’un talisman du désir | Cercle d’invocation : nommer et bénir le désir |
Ces correspondances ne sont pas de simples ornements poétiques : elles sont des chemins de réintégration.
Lorsque ces symboles sont réinvestis dans le corps, portés par un cadre psychothérapeutique et ritualisés dans le collectif, ils cessent d’être des vestiges culturels. Ils deviennent des matrices vivantes de passage : des espaces où la blessure se métamorphose en ressource, où le trauma se reconfigure en puissance de vie.
Mais réactiver nos symboles et nos mythes n’est pas un geste neutre.
Dans une culture qui a relégué le sacré aux marges, y réinsuffler de la vitalité relève d’un acte profondément politique : celui de reprendre la main sur nos imaginaires, sur ce qui relie nos corps à nos histoires et nos histoires à plus grand que nous.

Assumer la dimension politique du sacré
La dimension politique : ne pas réduire l’éveil à l’utile
Il serait naïf d’ignorer que la spiritualité est aujourd’hui récupérée par les logiques de marché. La QVCT dans les entreprises en sont un bel exemple : on invite les salariés à méditer pour mieux supporter un système pathogène, sans jamais remettre en cause ce système.
La modernité française a fait du sacré un angle mort culturel.
Réinsuffler du sacré dans nos existences est un geste éminemment politique.
Dans un monde qui valorise la productivité, la performance et la rentabilité du temps, toute pratique qui ralentit, relie et initie menace l’ordre établi.
De mon point de vue, une sagesse incarnée doit donc être politique. Elle doit refuser d’être un outil de performance et retrouver sa fonction de transformation. Elle ne vise pas à rendre l’individu "plus productif", mais à le rendre plus libre. Ici, Foucault est éclairant : le pouvoir traverse les corps et la spiritualité ne doit pas être un nouvel instrument disciplinaire.
Vers la voie du Passage
Notre contexte français, marqué par la laïcité et la méfiance envers le sacré, rend la tâche complexe. Mais il peut aussi devenir une chance : inventer une voie singulière, où psychologie, traditions locales et spiritualité se rencontrent.
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Une psychologie qui reconnaît ses blessures, qui soigne et libère.
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Une spiritualité qui ose la transcendance et qui relie, sans fuir.
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Des traditions réactivées qui honorent nos racines (traditions locales, celtiques, populaires, judéo-chrétiennes transformées) et qui donnent des cadres symboliques aux passages.
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Des communautés qui soutiennent.
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Des corps qui incarnent.
Pour moi, c’est dans cette alliance que se joue l’avenir d’une spiritualité incarnée en France : ni imitation, ni fuite, mais invention.
Pour nous résumer
La sagesse incarnée ne se contente pas d’expériences spectaculaires. Elle relie : le corps, le groupe, les lignées, le politique, le sacré. Elle demande du temps, du courage, un accompagnement spécialisé. Mais elle offre ce que les importations fragmentées ne donnent pas : une transformation réelle, enracinée et durable.
C’est cette voie que je défends :
une voie de passages, où psychologie et spiritualité cessent d’être rivales pour devenir alliées.

V. Vers une écologie du rite de passage
Je ne critique pas les traditions orientales ou amérindiennes en elles-mêmes. Bien au contraire. Ce que je souhaite signifier ici, c'est que ces traditions sont cohérentes dans leur contexte. Mais importées telles quelles, elles deviennent bricolages.
Les racines ne sont pas des chaînes, ce sont des langages symboliques que nous avons oubliés.
Réactiver nos racines, ce n’est pas être réactionnaire. Il ne s’agit pas de revenir au christianisme comme unique salut, ni de nier l’Orient ou les Amériques. Il s’agit de réconcilier les strates de notre mémoire : celtiques, païennes, animistes, chrétiennes transformées.Les sagesses orientales et amérindiennes ne sont pas illégitimes ; elles deviennent fécondes quand elles rencontrent une culture enracinée. C’est parce que nous avons perdu nos propres matrices que nous les consommons hors-sol.
Retrouver nos chants, nos fêtes saisonnières, nos mythes, ce n’est pas refuser l’ouverture, c’est refuser l’amnésie. C’est recréer un sol symbolique, politique et communautaire qui nous permette d’habiter le monde autrement.
La voie que je propose dans mes accompagnements, n’est pas le rejet de ces traditions, ni le retour nostalgique à nos ancêtres. Bien au contraire. C’est une voie de réconciliation :
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utiliser les pratiques des peuples premiers ou encore les pratiques tantriques comme des outils ponctuels, pas comme des cosmogonies de substitution,
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réactiver nos racines celtiques, méditerranéennes, judéo-chrétiennes transformées,
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assumer nos héritages blessés en les traversant,
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ancrer l’expérience dans le corps et le quotidien,
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soutenir le passage par la communauté et l’accompagnement thérapeutique spécialisé,
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garder ouverte la dimension politique et transcendantale : la spiritualité ne doit ni servir la performance ni se réduire à l’immanent.
Cette voie est celle d’une spiritualité incarnée dans une culture comme la nôtre. C'est une spiritualité qui ne fuit pas, qui ne copie pas. C'est une spiritualité qui se réinvente à partir de ses racines oubliées. Une voie de Passages et non de consommations.

Concrètement, cela signifie :
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Réactiver le celtisme : réinventer Samhain comme rituel contemporain de passage (mort, divorce, burn-out, changement de vie), ou Beltane comme célébration du désir et de la fertilité.
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Réactiver le paganisme/animisme : recréer des cercles autour des quatre éléments, danser pieds nus sur la terre, chanter pour les ancêtres, parler au vivant comme à un partenaire de lien.
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Réinterpréter le christianisme : ne pas revenir aux dogmes, mais réutiliser les symboles vivants — la lumière comme pardon, le partage du pain comme communion, la croix comme axis mundi.
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Réhabiliter le populaire : par exemple chants polyphoniques corses ou basques, fêtes de saison, etc. → non pas comme folklore, mais comme cadres de reliance collective.
Ces rituels ne sont pas des vestiges : ils sont des supports symboliques. En psychologie clinique, ils servent à traverser les deuils, les blessures d’attachement, les transitions de vie. En thérapie de couple, ils deviennent des outils de réconciliation. En respiration holotropique, ils offrent des matrices pour l’intégration.
Réactiver nos racines, ce n’est donc pas un repli. C’est refuser l’amnésie - pas refuser l’altérité.
C’est créer un point d’appui pour entrer en relation avec le monde, non pour s’en protéger.C’est se donner un sol pour mieux dialoguer avec les traditions du monde. Car on ne peut rencontrer l’Autre qu’en ayant un lieu d’où parler.

Conclusion
Cet article a posé un constat clair : notre engouement pour les traditions spirituelles du monde, en France, est devenu un bricolage hors-sol.
Arrachées à leur matrice culturelle, ces pratiques (qu’elles soient chamaniques, tantriques ou méditatives) sont souvent consommées comme des intensités à collectionner plutôt que comme de véritables passages à traverser.
Ce phénomène s’enracine dans un vide symbolique post-chrétien, hérité du désenchantement décrit par Marcel Gauchet (Le désenchantement du monde, 1985) et renforcé par une laïcité française qui a déplacé le sacré hors du monde.
Ce vide nous a rendus hyper-mentaux, orphelins de rites vivants. Nous intellectualisons les traditions d’ailleurs sans pouvoir les incarner pleinement. Et cette dynamique favorise l’émergence d’ego spirituels : des formes d'identités lumineuses qui masquent les blessures d’attachement, les traumas non résolus et les dérégulations du système nerveux.
Face à ce constat, je défends une voie dans ma pratique professionnelle de psy : celle d’une spiritualité incarnée dans un pays laïque qui se méfie comme de la peste de tout ce qui peut permettre l'éveil de conscience. Ma vision est intégrative et se fonde sur cinq leviers interdépendants :
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un travail psychologique de descente (trauma, attachement, régulation émotionnelle, sexualité),
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un ancrage corporel et sensoriel (respiration holotropique, danse, rituels, etc.),
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une intégration communautaire (cercles, fêtes saisonnières, rites collectifs),
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une réconciliation de nos strates symboliques oubliées (celtisme, paganisme, animisme, christianisme transformé, etc.),
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et une vigilance politique explicite (résister à la marchandisation du sacré et à sa récupération néolibérale).
L’objectif n’est pas de rejeter les traditions étrangères ni de restaurer un passé figé, mais de retrouver un sol symbolique depuis lequel dialoguer avec le monde. Une spiritualité qui ne soit plus hors-sol, mais habitée.
Réactiver nos racines : 2 leviers pratiques
Pour que nos racines cessent d’être des reliques et deviennent des matières vivantes, il s’agit de les réactiver lucidement, en assumant leurs zones d’ombre (patriarcat, cléricalisme, hiérarchie) tout en en extrayant la force de reliance et de transformation.
Réinterpréter les symboles ancestraux
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Réutiliser certains symboles chrétiens transformés : la lumière comme archétype du pardon, le pain partagé comme geste de communion, la croix comme axis mundi (lien entre les mondes).
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Réactiver les symboles celtiques et païens : le cercle (sécurité, inclusion), le triskel (transformation cyclique), l’arbre-monde (interdépendance).
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Créer des autels collectifs éphémères en stage, où chacun dépose un objet incarnant sa transformation, pour ancrer les symboles dans une dynamique vivante et personnelle.
Revisiter nos mythes fondateurs
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Réécrire collectivement des mythes gréco-romains ou celtiques en intégrant des figures féminines, des récits de vulnérabilité, de réconciliation et de soin.
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Utiliser ces récits revisités comme supports projectifs thérapeutiques (travail sur l’ombre, les archétypes, le désir, la puissance).
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Créer des cérémonies de passage (ménopause, andropause, puberté, post-partum, divorce) adossées à ces récits réinventés pour donner sens aux transitions de vie.
Réactiver, ce n’est pas restaurer.
Réactiver, c’est nommer les ombres pour les désamorcer, et extraire ce qui peut encore nourrir nos passages.
Limites
Cette proposition reste un socle en construction et c’est ce qui en fait la vitalité.
Elle gagnera à être prolongée par :
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des études empiriques sur les effets cliniques des dispositifs d’intégration post-expérience (psychocorporels, symboliques, transgénérationnels), comme les premières recherches menées à l’UQTR sur les pratiques transpersonnelles,
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des dialogues interculturels vivants avec des praticiens orientaux, amérindiens, africains, pour éviter tout repli ethnocentré,
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et une élaboration épistémologique sur ce que signifie "réactiver une tradition sans la figer" afin de prévenir les dérives folklorisantes ou essentialistes.
Ces limites ne sont pas des failles : elles sont les chantiers nécessaires pour que cette vision devienne un cadre thérapeutique et culturel robuste.
Il est temps que la France dans son contexte fondé sur une laïcité hypertyrophiée cesse de collectionner les rituels des autres comme on collectionne des souvenirs de voyage. Nous avons à inventer une écologie du passage, qui tisse au moins ces trois niveaux :
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Individuel : permettre aux expériences de devenir de vraies métamorphoses, en soutenant la descente dans le corps, dans les blessures, dans la chair du lien.
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Communautaire : recréer des cadres de reliance sûrs (cercles de parole, fêtes saisonnières réinventées, communautés de soin et de transmission, etc.).
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Culturel et politique : réactiver nos chants, nos symboles et nos mythes, non comme des reliques à vénérer mais comme des matières vivantes à recréer.
C’est cette voie que je défends, en tant que psychologue sociale et systémique, sexothérapeute et spécialiste des états élargis de conscience : une spiritualité incarnée, relationnelle et transformatrice, qui réconcilie le corps et le sens, le trauma et le sacré, la blessure et le désir, le passé et l’avenir.
Une spiritualité qui ne vise plus à fuir la vie, mais à l’habiter pleinement dans ses cycles, ses liens et ses passages. Non pour revenir en arrière mais pour créer -enfin- des passages enracinés et à notre mesure.
Nous n’avons pas besoin de plus d’expériences :
nous avons besoin de renaissances assez profondes pour que nos racines puissent y rester.

Bibliographie
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Bachelard, G. (1942). L’eau et les rêves : Essai sur l’imagination de la matière. Paris : José Corti.
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Gauchet, M. (1985). Le désenchantement du monde. Une histoire politique de la religion. Paris : Gallimard.
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Maté, G. (2022). The Myth of Normal: Trauma, Illness, and Healing in a Toxic Culture. New York : Avery Publishing.
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Persiaux, G. (2021). Guérir des blessures d’attachement : Retrouver son élan vital et (re)devenir soi. Paris : Eyrolles.
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Porges, S. W. (2011). The Polyvagal Theory: Neurophysiological Foundations of Emotions, Attachment, Communication, and Self-Regulation. New York : W.W. Norton & Company.
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Taylor, S. (2017). The Leap: The Psychology of Spiritual Awakening. Novato, CA : New World Library.
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Van Gennep, A. (1909). Les rites de passage. Paris : Émile Nourry.
-
Welwood, J. (2000). Toward a Psychology of Awakening: Buddhism, Psychotherapy, and the Path of Personal and Spiritual Transformation. Boston : Shambhala.

NeoSoi - Dr Céline BERCION - psychologue sociale et systémique, thérapie de couple et sexothérapie - Bordeaux et visio
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